|
Présentation Projet ECOS
Le projet ECOS est un programme d’échange monté en partenariat entre l’université Los Andes de Bogota (Colombie) et l’université Paris Diderot (France), porté à Los Andes par la Vicedecanatura de investigaciones de la Facultad de ciencias sociales et à Paris Diderot par le CSPRP (Centre de sociologie des pratiques et des représentations politiques). Il est co-dirigé à Bogota par la professeure Laura Quintana (département de philosophie) et à Paris par le professeur Etienne Tassin (UFR de sciences sociales), et réunit une douzaine de chercheurs, doctorants et étudiants en philosophie et en sociologie des deux universités autour d’une enquête portant sur les formes de subjectivations sociale et politique, telles qu’on peut les observer dans des luttes politiques particulières, celles des communautés autochtones ou des mouvements comme la Marcha patriotica ou le Congrès du peuple, ou encore les communautés de paix, en Colombie ; celles des luttes des collectifs de sans-papiers ou d’expériences sociales dites de déshérence (les sans-abri) en France.
Sommaire
Ce projet de recherche part des questions suivantes : quelles sont, et comment les interpréter, les différentes possibilités de « subjectivation » esthétique, éthique et politique à l’œuvre dans les circonstances historiques et sociales actuelles de Colombie et de France ? De quelle manière, la confrontation de ces deux contextes si différents — mais traversés aujourd’hui par les mêmes formes de gestion sociale — permet-elle de complexifier la réflexion sur les diverses formes de subjectivation et leur potentiel d’émancipation ? Nous abordons et délimitons ces questions en croisant leur dimension théorique et le contexte historico-politique, au travers d’une philosophie politique critique qui se nourrit d’un travail interdisciplinaire qui, de fait, met en question les frontières rigides entre les différentes disciplines.
D’un point de vue théorique, nous choisissons de partir de l’ambivalence du procès de subjectivation, décrit par Foucault comme étant à la fois processus de sujétion et d’émancipation au regard des pouvoirs. Il s’agit donc de reconstituer la généalogie conceptuelle de cette notion de subjectivation en travaillant les alternatives dans lesquelles elle se trouve prise : ou bien selon une éthique du sujet repérable dans le dernier Foucault ou bien selon une politique de la subjectivation dont Rancière a jeté les bases conceptuelles ; ou bien il s’agit de la manifestation de spécificités culturelles identitaires ou bien de l’exposition de l’acteur politique se révélant dans l’agir avec les autres (Arendt) ; ou bien il est question d’une subjectivation collective ou bien d’une distinction singulière ; ou bien d’une subjectivation forgée dans la résistance aux pouvoirs ou au contraire dans des actions libres ; ou bien d’une subjectivation construite dans le rapport singulier au corps ou bien dans l’expérience collective d’une communauté d’acteurs, etc. Mais surtout, il s’agit de montrer que ces alternatives ne sont pas exclusives. Car une pensée critique de la subjectivation et de ses dimensions éthique, esthétique et politique s’efforce de repérer les tensions, les contradictions, les apories qui sont en jeu quand il s’agit de réfléchir aux modes, toujours dynamiques et imprévisibles, par lesquels les sujets transforment leur relation à soi et aux autres par un jeu de déplacement ou de reconfiguration de leurs identités fixées au sein des différents ordonnancements sociaux.
C’est au contact d’expériences sociales concrètes (desplazados, sans abri, migrants) que le programme entend reformuler une compréhension des processus de subjectivation à l’œuvre aujourd’hui et qui sont parfois sollicités sans véritable consistance par quelques auteurs de la philosophie contemporaine.
Description détaillée du projet
a. Le cadre théorique général
La pensée politique contemporaine connaît une série de divisions épistémologiques et philosophiques qui n’ont guère fait l’objet d’une étude systématique ni dans ses raisons ni dans ses conséquences, ni dans ses enjeux théoriques et pratiques.
De façon très schématique, et afin de préciser les références théoriques adoptées dans cette enquête sur la subjectivation politique, on peut indiquer d’abord comment notre approche se démarque d’un point de vue dominant dans la philosophie politique contemporaine dont l’objectif fondamental est d’établir les conditions requises pour penser une politique juste et les critères auxquels doit souscrire une bonne gouvernance démocratique. La Théorie de la justice de John Rawls condense une telle perspective et le succès qu’elle a connu depuis quarante ans, les controverses auxquelles elle a donné lieu, résument l’orientation générale de l’approche dominante dans la philosophie de langue anglaise. A cette conception contractualiste de la politique viennent s’adjoindre d’autres problématisations dont la théorie habermassienne de la démocratie délibérative qui, au regard de ses prétentions, représente en réalité une variante de cette même posture positive : l’affirmation que la philosophie doit contribuer à l’élaboration des formes de gouvernance démocratiques appelées par la mondialisation au lendemain de la chute du mur de Berlin.
Il se trouve qu’au sein de la philosophie politique de langue française une autre orientation s’est développée, portée par un autre projet de connaissance et de compréhension des phénomènes politiques. Pour le dire d’un mot, cette orientation ne vise pas à penser les modalités d’une gouvernance heureuse, elle part du principe contraire que la politique est le lieu et le mode d’une conflictualité où se tisse le lien humain autant, et en même temps, que se défont le bon ordonnancement des hiérarchises sociales, des pouvoirs et des intérêts dominants, interrompant les contrôles de population et les gestions de flux, faisant irruption dans l’administration des services et les régulations des conduites. Bref, elle part du principe que le politique est le nom d’une conflictualité qu’il ne s’agit pas de résoudre ou d’éliminer mais qu’il convient de penser dans ses raisons et ses effets afin de comprendre le sens de l’aventure politique, son projet d’émancipation et, singulièrement, les aspects toujours reconduits d’une politique « démocratique » : sa quête de l’émancipation et de l’égalité, alors qu’elle produit pourtant des inégalités ; ses prétentions à l’universalité alors qu’elle procède à de constantes exclusions ; ses efforts pour construire une communauté dans l’acceptation des différences alors qu’elle est livrée aux contingences et à l’arbitraire des consensus ; les violences exercées par ses institutions et la manière que celles-ci offrent de rendre possible la manifestation d’une pluralité, etc.
Composite, divisée, contradictoire par bien des aspects, cette autre orientation est à la fois héritière des travaux de l’école de Francfort et d’une certaine phénoménologie critique, de Marx mais aussi de La Boétie et de Machiavel, de Montesquieu ou de Tocqueville. Nourrie des socialismes utopiques et des enseignements qu’elle a su reconnaître dans la nuit des prolétaires du XIXe siècle, elle dessine une philosophie politique critique qui porte son attention sur les efforts de la liberté, les luttes pour l’égalité, le lent travail entravé de l’émancipation dans ses résistances aux pouvoirs et le contournement des institutions et des organisations. Au lieu de prétendre élaborer des théories de la bonne gouvernance, elle se propose au contraire de scruter les formes de contestation (refus, désobéissances, résistances, émeutes, soulèvements, insurrections, manifestations et démonstrations publiques…) par lesquelles s’affirment des subjectivités au sein des luttes politiques qui nourrissent les sociétés démocratiques et que suscitent les régimes de privation de liberté et de déni d’égalité.
On reconnaîtra sous cette orientation bien générale, une diversité de travaux qui vont des écrits de Michel Foucault (1975, 1976, 1984, 2011, 2004, 2008, 2009) à ceux de Jacques Rancière (1987, 1995, 1998), de Miguel Abensour (2009) ou d’Etienne Balibar (1997, 2010) en passant par les écrits de Gilles Deleuze (1972, 1980, 2002, 2003), de Jean-François Lyotard (1979, 1983) ou bien sûr de Claude Lefort (1981, 1986) et de Pierre Clastres (1974, 1980), de Jacques Derrida (1984, 2008, 2010), de Philippe Lacoue-Labarthe (1988) ou Jean-Luc Nancy (1986, 2001, 2008) pour ne citer que quelques noms. Mais c’est aussi d’une inspiration phénoménologique hétérodoxe ou hérétique qu’elle relève, celle de Hannah Arendt (1958), de Maurice Merleau-Ponty (1945, 1947, 1957) ou de Jan Patocka (1976). Et c’est à une discussion critique avec d’autres philosophes contemporains qu’elle renvoie : on songe en particulier aux écrits de Giorgio Agamben (1990, 1997) ou de Roberto Esposito (2000, 2004, 2007, 2010)
Se dessine ici une scène philosophique portée par les philosophes français de la deuxième moitié du XXe siècle qui donne aujourd’hui lieu à d’intenses et passionnantes discussions dans une reprise critique de la question politique selon des approches nouvelles, inventives, discutables, et qui rencontrent en Amérique du Sud, singulièrement en Colombie, des développements originaux propres à renouveler les approches de la philosophie politique.
La question de la subjectivation politique est précisément au centre de cette scène philosophique rénovée et constitue un axe fondamental des deux équipes, la colombienne et la française qui entendent unir leurs forces dans ce projet. On trouve là, d’un côté, les travaux menés par l’équipe « Esthétique et politique » du département de philosophie de l’université Los Andes (catégorie A1 COLCIENCIAS), singulièrement les recherches menées sous le titre « Communauté, identité, différence : la philosophie politique pensée depuis ses limites » (Laura Quintana) ; « Pouvoir, subjectivité et langage : vers une autre conception de l’éthique comme reconfiguration de l’espace politique à la lumière de Foucault et Derrida » (Carlos Manrique) ; ainsi que les travaux de Juan Ricardo Aparicio dans le cadre de son projet « Etudes critiques des situations post-conflictuelles et de transitions », développé dans le groupe des « Etudes socioculturelles » (Catégorie B). On y rencontre d’un autre côté les recherches conduites par les philosophes du CSPRP (UFR sciences sociales, Université Paris Diderot), équipe connue pour ses contributions aux études arendtiennes et qui travaille depuis trois ans sur la question de la subjectivité dans les sciences sociales contemporaines au sein du séminaire annuel intitulé « Sujet, subjectivation, désubjectivation ». Celui-ci cherche à identifier les situations sociales contemporaines au sein desquelles une subjectivation politique est susceptible de se produire, en tenant compte autant de l’existence de dispositifs de désubjectivation (l’imposition d’une catégorie générale comme celle d’ « étranger » par exemple - G. Leblanc) que d’injonctions à un certain type de subjectivation : « politiques de l’individu » qui se développent dans le cadre des remises en cause actuelles de l’Etat social (M. Bessin, R. Castel, D. Merklen), intériorisation par les individus de vagues notions issues des sciences comme celle de « gène » par où ils se représentent qui ils sont et d’où ils viennent (B. Duden). La question de la subjectivation au sens éthique du terme - dans sa tension avec son sens politique – y est abordée à partir de l’analyse des jugements émis dans les classes populaires sur les modes de vie qu’il convient ou non d’adopter (N. Murard).
b. La question de la subjectivation : ambivalence et alternatives
En un mot, cette question de la subjectivation a été élaborée par M. Foucault dans les années 1970 tout au long de ses travaux sur le pouvoir puis dans ses réflexions sur l’herméneutique du sujet où elle a trouvé à se déployer selon deux configurations divergentes mais complices, celle d’un assujettissement aux structures et dispositifs de pouvoir et de disciplinarisation d’une part (1975, 1976), celle d’un souci de soi éthique visant en un même mouvement la réappropriation de soi du sujet et son articulation au monde et à la communauté des autres, d’autre part (1984, 2001). Telle est l’ambivalence de la subjectivité : assujettissement et subjectivation doivent être pensés de concert comme les deux faces d’une relation complexe aux pouvoirs. Servitude et souveraineté sont alors indissociables et il est vain de vouloir affirmer l’autonomie d’un sujet coïncidant avec soi-même en ignorant le prix d’asservissement qu’il doit payer pour conquérir une souveraineté fictive sur soi et sur les autres. C’est donc à la question politique que nous renvoie la subjectivation, même ou surtout quand elle se donne comme une subjectivation éthique.
Mais par là se dessinent également une série d’alternatives que ce programme ECOS-Colombie se propose d’explorer. Alternative d’une éthique du sujet repérable dans le dernier Foucault (1984, 2001) ou d’une politique de la subjectivation dont Rancière a jeté les bases conceptuelles (1995, 2003) ; alternative d’une pensée du sujet rapportée aux modalités d’inscription dans le corps de la communauté, sous couvert d’identification, ou d’une pensée de l’acteur politique se révélant — se donnant naissance — dans l’agir avec les autres (Arendt, 1958) ; alternatives en cascade, donc, d’une identification ou d’une subjectivation, d’une subjectivation ou d’une singularisation, d’une subjectivation collective ou d’une distinction singulière, d’une subjectivation forgée dans la résistance aux pouvoirs ou dans les luttes politiques, d’une subjectivation construite dans le rapport singulier au corps ou dans l’expérience collective d’une communauté d’acteurs, etc… Et encore, l’action en jeu dans le processus de subjectivation peut s’entendre ou bien comme une manifestation conflictuelle qui rend visible les objets et les sujets qui ne le sont pas dans l’ordonnacement social donné et qui, de cette manière, reconfigure les critères de pertinence et d’intelligibilité dudit ordre (Arendt, Rancière, Tassin, Quintana) ; ou bien comme une action dont l’exercice souligne la limite indépassable par où s’introduit une ambiguïté dans le champ de la manifestation et une fracture dans l’espace d’intelligibilité produit par le langage, révélant par cette emphase des effets éthiques et politiques déterminés (Derrida, le dernier Foucault, Manrique). Et derrière encore, l’alternative d’une politique conçue comme administration du vivant, gestion du social — biopolitque selon le mot de Foucault — ou d’une politique conçue comme production d’une pluralité d’acteurs singuliers et libres (Arendt), qui peut aussi être reformulée en une alternative problématique entre la police ou la politique (Rancière).
Si ces alternatives qui travaillent la philosophie politique critique contemporaine procèdent d’une ambivalence nodale de la subjectivité, alors la cascade disjonctive des ou bien doit aussi s’entendre comme une série parataxique de et. La subjectivation est un processus qui, à la fois, est assujettissement et émancipation, identification sociale et singularisation personnelle, construction sociale de la communauté et assomption politique des singularités plurielles, participation à la vie et édification d’un monde, proposition éthique et politique, configuration esthétique de soi comme de son rapport aux autres et division partagée du sensible, etc… Nulle disjonction exclusive ici, mais au contraire un étrange et complexe travail des contraires, un nouage des contradictions, une montée en puissance des conflits entre des profilages qui se trouvent être en tension entre eux. Il ne suffit pas de dire que le sujet est divisé (Lacan), il faut aussi examiner comment ces divisions travaillent au processus même de subjectivation, comment elles partagent l’expérience collective et la redivisent sans cesse, comment elles donnent lieu également à des choix philosophiques et donc aussi à des interprétations qui se révèlent soit exclusives soit traversées elles-mêmes par des contradictions révélatrices de la complexité du processus par lequel des individus accèdent à soi, ou se révèlent à eux-mêmes et aux autres. Et il importe finalement de comprendre quelle politique est valorisée dans ces choix interprétatifs et dans les pratiques qui leur correspondent.
C’est pourquoi le projet d’analyse philosophique du concept élaboré en commun par les deux équipes est indissociable d’une enquête sociologique sur les conditions et modalités d’expériences de la subjectivation en situation de précarité. Au sein de chaque équipe, des chercheurs se sont ou vont se pencher sur des situations critiques ou la possibilité même d’une subjectivation est mise en difficulté, où elle est précisément travaillée par ces tensions, par ces contradictions, engageant la conflictualité au cœur du processus de réappropriation de soi en regard des conflits sociaux et politiques qui la sous tendent.
En raison des compétences spécifiques des membres de deux équipes, l’attention est portée en Colombie sur la situation des « desplazados » (voir les travaux d’Aparicio) ; en France sur celle des « sans abris » (travaux de Cl.Girola) et des immigrés sans-papiers (de Boisriou), avec une foocalisation sur les modalités de subjectivation éthique, esthétique et politique liées à la situation de migrant et aux conditions de l’action politique dont ils sont capables (E.Tassin). Il est question dans tous ces cas de confronter une certaine conception de la subjectivation surtout comprise en termes de ressources et de capacité à s’auto-reconnaître, à s’identifier et à se présenter sous un nom propre avec une interrogation alternative qui s’attache plutôt à mettre en avant les vertus distinctives, singularisantes et désidentificatrices des situations d’action collective. Et de nouveau, cette alternative est en réalité à penser en termes de situations conflictuelles et engage sur la scène interprétative deux régimes d’interprétation, celui d’une sociologie compréhensive et celui d’une philosophie politique de l’action, qu’il nous intéresse d’examiner dans leurs contradictions heuristiques.
Objectifs
Au terme, provisoire, des trois années d’échanges, ce projet vise deux types d’objectifs : l’un porte sur des situations concrètes à partir desquelles élaborer les instruments de compréhension conceptuelle, l’autre est de philosophie générale.
a. Objectifs spécifiques : desplazados, sans abri, migrants, etc…
Des enquêtes empiriques et un travail conjoint d’élaboration philosophique doit pouvoir permettre au cours des trois années de constituer un répertoire d’expériences, de situations, d’interprétations et donc de concepts susceptibles de nourrir la compréhension des formes et des modalités de la subjectivation en situation de détresse. Par ce terme, nous entendons ici une expérience-limite où s’éprouve concrètement la difficulté de se reconnaître comme sujet en raison d’une désaffiliation sociale, d’une extranéité juridique ou politique, d’une déterritorialisation communautaire ou d’une exclusion des structures de reconnaissance (Honneth, 2000, 2006). Ces situations seront alors mises en regard des formes de l’action politique qui mobilisent — selon différentes conceptions de la politique (Foucault, Rancière, Arendt) et différents concepts de la communauté — des processus de subjectivation éthique et politique où se confrontent des relations de pouvoir également en jeu dans la production des conditions susmentionnées d’abandon et de marginalisation. On attend de ce double travail une compréhension renouvelée du concept de subjectivation.
b. Objectif philosophique général
En raison de la manière dont cette enquête sur la subjectivation s’inscrit, ainsi que nous l’avons indiqué, dans la perspective d’une philosophie politique critique à laquelle elle veut apporter une contribution originale, nous visons également à pouvoir reformuler un certain nombre des attendus en discussion aujourd’hui concernant la pensée de la politique en général. Pour le dire en termes simples, ce qui est finalement en question dans cette enquête, c’est ce qu’est un acteur politique, un citoyen, un sujet politique, la manière dont il se reconnaît comme tel, dont il se dote ou non des capacités à l’être, la manière dont il se distingue au sein d’un vivre-ensemble avec d’autres.
Méthodologie
Un principe méthodologique simple guide cette enquête : ne pas plaquer sur des situations concrètes expérimentables des concepts forgés dans un autre univers de références. Il en résulte que les chercheurs de ce programme s’entendent pour mener de front deux styles d’interrogation distincts et cependant de les connecter. D’une part, une enquête empirique, pour une part déjà documentée, par exemple par les travaux sur la communauté de la Paz en Colombie de Juan Ricardo Aparicio, sur les sans abri et les sans-papiers en France (Girola, de Boisriou), qui vise à la fois à saisir les situations vécues et à tester les dispositifs théoriques mobilisés pour les comprendre. D’autre part, une interrogation critique, proprement philosophique, sur les attendus, arguments et conséquences des analyses de philosophie politique développées par les auteurs du corpus de référence. Mais il est possible — preuve en a été donné lors de précédents travaux testant la pertinence des concepts ranciériens à l’occasion d’une séquence du mouvement des droits civiques aux USA (Fjeld, 2011), à propos des mouvements de désobéissance civile initiés par Martin Luther King ou Gandhi (Cervera-Marzal, 2011) ou encore à propos des communauté autogérées du Mouvement des Travailleurs Noberto Salto à Buenos Aires (de Boisriou, 2008, 2011) — que cette articulation entre les deux aspects de cette recherche soit très fructueuse à la fois pour la compréhension des événements concernés et pour la réélaboration des concepts mobilisés à cet effet.
Au regard du travail ethnographique, ce projet mobilise une méthodologie plurielle qui doit lui permettre d’aborder ses objets de manière complexe et qui relève de ce que l’on nomme « l’ethnographie critique et multisituée » (Abu ́Lughod 1991, Marcus 1997, Aparicio 2009). « Critique » caractérise une ethnographie qui se démarque d’une approche dite « réaliste », laquelle suppose avoir à faire à des individus déterminant par eux-mêmes leur conduite, détachés de toute relation inhérente à leur situation, porteurs de leur propre vérité. Nous faisons appel au contraire à une ethnologie critique qui rend compte de la manière dont les subjectivités procèdent des dispositifs de pouvoir ou dont elles se produisent dans l’étendue complexe de la quotidienneté, la reconfigurent et se donnent ainsi la possibilité de devenir sujets (Biehl, 2005).
Cette ethnographie critique inclut 1) des entretiens approfondis avec des acteurs des mouvements sociaux, des fonctionnaires de l’Etat, des artistes, écrivains, producteurs culturels, et celles et ceux — personnes déplacées en Colombie, sans-abri et sans-papiers en France — qui témoignent des interactions complexes entre formes de subjectivation et de désubjectivation ; 2) une observation participante auprès des structures d’accueil et le suivi de quelques unes de ces histoires de vie afin d’éclairer les tensions et interrogations relevées dans ce projet ; 3) un travail d’archive concernant les productions culturelles, littéraires comme artistiques, ainsi que les mouvements sociaux colombiens et français, qui nous permettent de documenter et de réfléchir les processus de subjectivation mentionnés.
En introduisant de cette manière l’articulation entre les processus de production de sujets et le champ de la subjectivation, nous entendons faire valoir la nécessité de préserver la contingence et l’imprévisibilité de ce qui peut arriver dans la quotidienneté. Mais en s’emparant en même temps des différents sites ethnographiques susmentionnés, on entend rendre compte de la dimension politique de ces processus conflictuels de subjectivation qui brouillent les frontières établies entre exclusion et inclusion et, de manière générale, les modes de partage du sensible.
Calendrier du projet
Première année (2013) : Exploration du corpus de référence philosophique, laquelle est évidemment déjà engagée en partie au sein des deux équipes dans le cadre de leurs activités ordinaires, l’équipe colombienne travaillant dans un séminaire hebdomadaire sur les textes mentionnés depuis deux ans déjà, l’équipe française animant un séminaire de recherche et d’enseignement sur cette question depuis trois ans au sein du CSPRP. Ces deux séminaires vont donc se poursuivre en parallèle et le projet ECOS permettra de les articuler grâce à la participation dans chacun d’eux d’un enseignant-chercheur et d’un doctorant de l’autre pays. Parallèlement, les investigations sont conduites auprès des « terrains » d’enquête pour nourrir les lectures. Mais ce n’est qu’au cours de la deuxième année qu’il pourra être tiré bénéfice de ces enquêtes.
Deuxième année (2014) : Parallèlement à la poursuite des séminaires conjoints à Los Andes et à Paris Diderot, les enquêtes concrètes seront privilégiées et donneront lieu à des restitutions lors de deux autres journées d’étude qui se tiendront à l’université de los Andes à l’automne 2013. Tout au long de l’année, cependant, les séminaires de recherche des deux équipes sont maintenus et leurs résultats mutualisés régulièrement. L’accueil des doctorants donne lieu à des séances spéciales où sont réunis, outre les doctorants mobilisés intuitu personae dans le programme, l’ensemble des doctorants travaillant dans des secteurs connexes et sur des sujets afférents.
Troisième année (2015) : Poursuite tout au long de l’année des deux séminaires parallèles dans les deux équipes et finalisation de la recherche par un travail spécifique portant sur la double articulation entre élaboration conceptuelle et apports des enquêtes empiriques. Elaboration philosophique des résultats qui donnera lieu à un colloque final pour lequel les deux équipes mobiliseront des moyens financiers sur leur fonds propres afin de pouvoir réunir l’ensemble des chercheurs qui ont collaborés au cours de ces trois années. Il n’est pas encore décidé si ce colloque se tiendrait plutôt en Colombie ou plutôt en France.
Résultats escomptés au terme de l’action
a. Résultats éditoriaux : publication des travaux
L’ensemble des travaux, des contributions apportées lors des séminaires ou des journées d’étude donneront lieu à une publication, si possible dans les deux langues. Une publication en ligne est prévue, mais elle pourrait être doublée d’une publication papier. Il est aussi possible qu’au regard de l’ampleur des contributions réunies au cours des trois années, on choisisse de diversifier les modes de publication en doublant les analyses spécifiques fournies par les chercheurs et les doctorants impliqués dans le programme d’un ouvrage co-signé par les responsables du programme et les principaux contributeurs, qui ne soit pas un recueil des travaux (lequel est fait par ailleurs) mais un livre original écrit à plusieurs plumes, par où se matérialiserait concrètement la forte coopération attendue pour ce programme.
b. Résultats scientifiques : les acquis conceptuels
Il est attendu de ce travail en commun un renouvellement de la compréhension des enjeux philosophiques relatifs aux formes de subjectivation politique. Le regard croisé entre chercheurs colombiens et chercheurs français est une opportunité, compte tenu d’une part de l’extraordinaire foisonnement d’activités philosophiques de très grande qualité qui se mène en Colombie aujourd’hui, de la focalisation heureuse sur des approches similaires, des interrogations en écho entre les deux équipes mais aussi de l’originalité des interprétations et lectures proposées par chacune des deux parties. Les deux équipes s’entendent pour retirer ce de travail une mise au point sur les points clés en discussion aujourd’hui : la question du partage zoé/bios, celle du partage vie/monde et donc du partage animal/humain, celle du partage subjectivation/singularisation, celle du partage subjectivation éthique ou esthétique/subjectivation politique, celle du partage biopolitique/cosmopolitique, celle du partage gestion du social/action politique, celle du partage entre résistances aux pouvoirs/émancipations et manifestations politiques. Ainsi sommairement résumées, ces alternatives peuvent paraître quelque peu générales et formelles : elles composent en réalité de façon très concrète l’horizon des enjeux d’une philosophie politique critique aujourd’hui. Et nous attendons de ce programme qu’il nous aide sérieusement à dégager les lignes de tension et de fuite qui permette à la philosophie politique d’échapper au destin que certains lui réservent de n’être qu’une justification théorique des systèmes de gouvernance.
c. Résultats pédagogiques : l’école doctorale et la convention Master
Ce programme se veut le lieu d’un véritable échange et d’une véritable formation à la recherche pour les jeunes doctorants en philosophie et en sciences sociales de nos deux pays. Il entend créer les conditions d’une coopération à long terme (bien au-delà des trois ans du programme) entre les deux universités (Los Andes, Paris Diderot), entre les deux centres de recherche, mais aussi entre les deux écoles doctorales.
Cette ambition se double d’un projet que ce programme devrait permettre de réaliser dans de bonnes conditions et assez rapidement : une convention d’échange au niveau du Master entre les deux universités pour ce qui concerne la philosophie et peut-être à moyen terme les sciences sociales (la convention concernant les étudiants de philosophie sera signée au cours de l’année 2012). Un programme PREFALC (France, Colombie, Argentine) a été envisagé pour un Master de philosophie politique centré sur les questions soulevées dans ce projet, il est pour l’instant suspendu aux résultats du programme ECOS ici présenté. Celui-ci devrait être l’occasion d’élaborer dans un délai de deux ou trois ans un projet cohérent, grâce également aux collaborations nouées au sein du réseau « Echos d’ECOS ».
d. Résultats organisationnels : les co-tutelles de thèse, le réseau « Echos d’ECOS »
Derrière ce programme ECOS-Colombie se trouve le souci de créer un réseau de chercheurs confirmés mais aussi un réseau de jeunes chercheurs, réseaux soutenus par deux relais organisationnels : les co-tutelles de thèse d’une part, l’expérience « Echos d’ECOS » qui s’est déroulé à l’initiative conjointe du CSPRP de Paris Diderot et de l’université Paris 8 en mai et juin 2011.
Co-tutelles de thèse
Il est d’une grande importance de pouvoir favoriser les recherches doctorales en co-tutelles entre la Colombie et la France. Or celle-ci sont assez rares et difficiles à mettre sur pied aujourd’hui, pour des raisons administratives et financières. Ce programme voudrait donc aussi pouvoir développer les conditions de facilitation de co-tutelles. Une première convention de cotutelle de thèse a été signée dès l’automne 2011 (Diego Paredes), d’autres devraient suivre au cours des trois prochaines années.
Réseau « Echos d’ECOS »
Ce réseau en cours de constitution et qui a déjà produit deux journées d’études à Paris, entend réunir des programmes ECOS-Sud et ECOS-Nord afin de mutualiser les expériences, les échanges, les programmes de recherche en sciences humaines et sociales à partir de la philosophie. Il a concerné jusqu’à présent le Chili et l’Argentine, il sera étendu par nos soins à la Colombie et sera évidemment ouvert à d’autres programmes ECOS.
|
|